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"I'll tell you all my secrets but I'll lie about my past."
16 novembre 2015

Mephisto's dance

Le bistrot est recouvert de bois, du plancher au plafond, où d'énormes poutres apparentes semblent prêtes à s'écraser sur les tables parsemées de bouteilles de vins et de cendriers. Un nuage de fumée plane au-dessus de toutes les têtes, comme un brouillard d'intérieur. Ca sent la cigarette et le vieux bois. Un groupe de musiciens jouent un jazz un peu glauque, piano, scie musicale, cuivres et contrebasse. Les gens rient et parlent fort, mais se taisent soudainement en voyant s'avancer vers la petite estrade l'étrange personnage habillé comme un dandy dépouillé, celui qui inquiète les esprits et titille les tripes de tout le monde depuis qu'il est entré dans le bar avec cette jeune fille en robe rouge qui a l'air de s'attendre à être attaquée à tout moment.
Il s'avance d'un pas sautillant vers le piano, et d'un geste théâtral, rejette les flancs de son manteau avant de s'assoir délicatement sur le banc. Toute la salle est pendue à ses doigts, attendant avec une impatience enfantine les premières notes qu'il compte leur jouer. Il jette un sourire mystérieux à son public, en soulignant chaque visage de son regard froid et sombre, plein d'humour noir. 
Elle, s'est assise sur le piano, ses chevilles croisées se balançant dans le vide, faisant voler les jupons de sa robe rouge autour de ses mollets.
La scie musicale entonne son  cri lancinant et inquiétant, et il entame les premières mesures, rythmées et bien appuyées, comme le pas assuré et rapide des talons d'une femme sur le pavé. 
"Wilkommen mein Faust, In die Welt von Martha"
Son dos est voûté sur le piano, son chapeau cache ses yeux cendrés la plupart du temps, et seul son sourire se laisse deviner, fin, aiguisé et menaçant comme une lame de couteau. Sa voix est tendre, douce, comme peut l'être la voix d'un homme jeune et amoureux, légèrement cassée par endroits, rauque dans les notes graves, mais fluide comme du velours dans les plus hautes notes. Elle est surprenante d'humanité.
Assise sur le piano, la jeune fille s'appuie sur son bras, la joue posée sur sa main, et se laisse emportée par la vision si étonnante de ce visage de l'ombre, remplie de noirceur sensuelle, qui contraste tellement avec la chaleur de sa voix.
"Im lieber Martha
Im Babylonia, Im Babylonia"
Jamais l'allemand ne lui avait semblé si romantique. Instinctivement, elle se laisse glisser vers le sol pour se relever, et se met à virevolter tout naturellement, tout spontanément, tout autour du piano, son verre de vin rouge à la main. Elle ferme les yeux quelques secondes, et se rend compte que ce n'est plus elle qui contrôle ses propres mouvements, mais bel et bien lui, qui à travers chaque note de piano, à chaque fin de phrase, guide ses pas, ses bras, et jusqu'à ses hanches, dans une danse pleine de charme, mais empreinte d'une certaine noirceur, comme une danse mortuaire. Et, bien décidée à ne plus avoir peur des pouvoirs impétueux que le découpeur de nuit s'amuse à exercer sur elle, elle décide de se laisser doucement aller, car après tout, jamais elle n'avait si bien dansé. Elle croise son regard machiavélique au détour du refrain, et remarque à la lueur argentée de son éclat, que lui-même n'est pas insensible au charme de ses pouvoirs de maître danseur. 
Elle se glisse derrière lui, effleure son épaule, sa nuque pleine de cheveux blonds de paille, et s'éloigne lentement, comme une brise d'été, en glissant ses doigts sur sa joue égratignée de cicatrices. 
Mais trop tard, il a remarqué qu'elle ne luttait pas pour se défendre, il sent que sa victoire sur elle est beaucoup plus amère qu'il l'aurait voulu. 
Alors, après un léger tour sur elle-même, elle sent des mains froides et sèches empoigner ses hanches, et un souffle brûlant, qui a l'odeur terriblement familière du feu de cheminée, de l'alcool, de l'herbe coupée et du renfermé d'un grenier sombre. Son coeur tombe dans le précipice de son ventre apeuré, et elle chute, toute flageolante, dans les bras du découpeur, qui tout en la rattrapant tendrement, lui murmure des bouts de poèmes, odes au diable et à la magie noire, avec une voix horriblement rocailleuse, chuchotements de monstre de l'enfer, qui craquent dans son oreille comme des braises.
"Hello Mephisto, I've got a magical ring
You know I'm cold like winter I want to rest into spring"
Elle l'aurait volontiers tué pour cette énième fourberie. Il s'est amusé à lui faire croire à une jolie dédicace amoureuse au piano, pour essayer de la faire danser comme une marionette, et pour finalement se glisser derrière elle comme l'ombre du diable quand il s'aperçoit qu'elle ne se débat pas assez à son goût !
Une fois son coeur un peu calmé, elle se laisse entrainer dans le ballet qu'il lui fait entamer, en reprenant sa voix d'Adonis séduisant. Elle sait que si elle se laisse faire, il trouvera un autre moyen de l'effrayer, alors elle se dérobe sous ses doigts à chaque fois qu'il veut la faire tourner à droigte, à gauche, ou quand il veut l'enlacer, ou la pencher en arrière. Il la rattrape à chaque fois, mais qu'importe, ainsi il a une certaine illusion de victoire, et tout compte fait c'est probablement encore plus beau à regarder, cette danse nuptiale, course-poursuite entre le mâle et la femme, entre le mal et la lumière. 
"I read the Greeks, baby
I know quantum physics too
But a girl like you makes me kind of - silly cunts"

Le découpeur chante de plus en plus fort, la fait tourner autour de lui de plus en plus vite, et s'approche de plus en plus près d'elle.
"My little Martha
What are we here for ?
What are we here for ?"
Dans un dernier assaut de tous les instruments réunis, il entonne un refrain hurlé, envoit la jeune fille valser de l'autre côté de la scène, et elle glisse, comme une goutte d'eau ruisselante, jusqu'à ce qu'il la rattrape, empoigne sa hanche, et vienne la plaquer tout contre son grand corps tout sec. Et tous les instruments se taisent en même temps, la dernière cymbale raisonne encore dans le silence de la salle, et le public médusé, après quelques secondes de torpeur, se met à applaudir à tout rompre. Ils n'ont rien remarqué au duel à mort qui se jouait entre les deux danseurs, et Ambre, en voyant tous ces visages ravis, en vient à l'oublier elle-même. Elle lance un énorme sourire plein de dents et d'euphorie au découpeur, qui ne peut s'empêcher de le prendre en pleine face, et de lui rendre un de ces sourires-lames de couteau, qui ont le don de lui éclater le coeur de désir, à chaque fois.

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